lundi 18 juin 2018

MORDOR : Interview 2018 [En français]



Vingt-trois ans après une première interview de cette mystérieuse confrérie helvétique, véritable légende underground du Metal sombre qui a largement contribué à poser les fondations d'un style musical aujourd'hui solidement établi et désigné sous le nom de Funeral Doom, c'est avec une fierté non dissimulée que je vous en présente une toute nouvelle aujourd'hui, chers lecteurs de REQUIEM.
Je vous souhaite donc à tous une lecture édifiante de ces déclarations inédites.


Entretien exclusif avec Scorh Anyroth
Propos recueillis par Hanns Wehrwolf / Hans Cany
Juin 2018
(Era Vulgaris)

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MORDOR
2009-2016 e.v.



Hans Cany : Bonjour Scorh. Nous nous connaissons depuis déjà fort longtemps, et les présentations d'usage ne sont donc plus nécessaires entre nous...  Néanmoins, il est certain qu'une part non négligeable  des personnes qui liront cet entretien n'ont encore jamais entendu parler de tes créations et activités. Peux-tu donc nous faire un petit résumé du parcours de MORDOR, d'hier à aujourd'hui ?

Scorh Anyroth : Bonjour Hans ! Cela fait déjà effectivement longtemps que nous sommes entrés en relation et que nous partageons sans doute une vision du monde différente de celle qui domine le type de société dans laquelle nous devons par la force des choses plutôt que par choix vivre.
Pour présenter brièvement Mordor sur le plan musical d'abord, nous dirions que nous cherchons à créer depuis 1990 une musique sombre liée aux sujets qui nous intéressent et basée sur celles que nous aimons, ce qui implique les sous-genres extrêmes du Metal (Black/Death/Doom), la musique industrielle/expérimentale/ambiante et le bruitisme, le mouvement gothique/Dark Wave (allant de BAUHAUS aux premiers DEAD CAN DANCE), la musique classique depuis la période romantique à celle contemporaine, incluant notamment le minimalisme, et certaines musiques ethniques/anciennes. Si la base musicale repose principalement sur le Metal et l'Industriel, le dosage des autres influences varie en fonction des morceaux. Nous avons réalisé deux albums « Odes » et « Csejthe », originellement des démos, un EP et un split avec le groupe néerlandais d'ultra-Doom BUNKUR, ainsi qu'une poignée de titres disponibles sur une cassette pirate « Life is Nothing ! », des compilations ou sur la toile.

D'autre part, il est important de noter que notre démarche musicale n'est pas faite simplement pour divertir, mais a également un sens, qui est de témoigner d'une conception spirituelle du monde, archaïque et en même temps intemporelle, et donc en opposition avec celle matérialiste plus que jamais dominante actuellement. Nous avons d'abord puisé dans la littérature fantastique, l'occultisme, le satanisme, la magie cérémonielle et certains philosophes (Nietzsche, Platon...), puis avec la découverte de l’œuvre d'écrivains ésotériques comme René Guénon et Julius Evola et d'historiens des religions (Mircea Eliade, A.K. Coomaraswamy...), dans diverses traditions spirituelles. Une quête gnostique de connaissance constitue finalement la trame essentielle de notre démarche, nos expériences dans les voies que nous avons suivies ou suivons actuellement jouant un rôle fondamental dans notre musique, qui cherche avec nos moyens limités à les restituer en une sorte de transcription sonore. En ce sens, nous ne nous considérons pas vraiment comme des musiciens, mais plutôt comme des gens sensibles au pouvoir du son et utilisant la musique pour transmettre quelque chose qui la dépasse. Nos mélodies, lorsqu'il y en a, sont simples et exemptes de toute virtuosité, seuls la composition et les arrangements pouvant être complexes ou minimalistes, c'est selon, et nous ne nous sentons aucune affinité avec l'attitude et les clichés en découlant des musiciens appartenant à une industrie musico-mercantile qui souvent contribue à lénifier les consciences. Cette industrie, comme notre société, a d'ailleurs une capacité étonnante à transformer des mouvements transgressifs, qu'ils soient musicaux ou non, en marchandise. Il y a bien sûr des limites à ne pas franchir pour pouvoir être « récupérable » et dans l'air du temps.


Dans les ruines du château de Csejthe, 1997 e.v.


MORDOR
1995-1996 e.v.



H. :  La dernière fois que je t'ai interviewé, c'était voici déjà près de 23 ans. Je présume que beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis lors, selon l'expression consacrée... Quels sont les principaux événements et changements qui ont affecté MORDOR au cours de ces deux décennies ?


S. : Si nous nous livrons à une brève récapitulation en prenant comme point de départ l'interview de 1995, nous aurions dû sortir un troisième album concept intitulé « Amors », fortement inspiré par le mouvement médiéval les Fidèles d'Amour, dont Dante fit partie, et par le tantrisme hindou. Le titre de cet album venait d'un jeu de mots du poète et trouvère Jacques de Biaiseux, qui interprétait le mot amor comme a-mors, c'est à dire « sans mort », l'équivalent en quelque sorte de l'ambroisie grecque ou du soma/amrita védique, à même de procurer une immortalité relative, qui n'est pas celle du corps physique. Plusieurs titres étaient influencés par ce thème, notamment le morceau phare de 20 minutes de l'album, « Domnisoara Christina », basé sur un excellent roman fantastique de jeunesse d'Eliade, mais réinterprété en fonction de son œuvre d'historien des religions. Malheureusement, des problèmes techniques nous ont empêchés de finir cet album, et il n'en reste qu'une version démo de « Domnisoara Christina », trouvable sur la toile.

Dépités de tout ce travail en vain, nous nous sommes alors tournés en 1997 vers quelques concerts avec une formation portée à six membres, dont un durant la période particulière de Samain, l'une des quatre grandes fêtes irlandaises marquant le début de la saison sombre – le soupir d'une nuit d'hiver. Nous avons également accompli cette même année avec des amis proches un pèlerinage sur les traces de la comtesse Báthory en Autriche et dans les pays de l'Est, voyage dont le point d'orgue fut un rituel et une nuit blanche passée dans les ruines de son château de Csejthe, en compagnie d'une lune sanglante. Une belle manière aussi de clore un chapitre important du livre de notre existence, Erzsébet nous ayant accompagnée de nombreuses années, depuis la découverte du morceau « Countess Bathory » de VENOM en passant par des recherches personnelles, des cérémonies et bien sûr « Woman of Dark Desires » de BATHORY, ainsi que notre propre hommage d'une vingtaine de minutes, « Bloody Countess ».

En 1998, nous avons été invités par le Collectif EA à collaborer avec eux pour créer une pièce audio-visuelle « Le Chemin du Cinabre » à l'occasion du centenaire de la naissance du métaphysicien italien Julius Evola, et relatant son parcours singulier l'ayant amené du dadaïsme à l'ésotérisme. Mordor a enregistré « Chevaucher le tigre », d'après le livre du même nom, qui nous avait marqué par sa proposition audacieuse d'adapter l'esprit, à défaut des rituels, de la voie de la main gauche tantrique au contexte particulier de notre société moderne. J'ai pour ma part aussi composé la partie « Ur & Krur », centrée sur les monographies du « Groupe d'Ur » et la période d'expérimentation magique d'Evola, et « Idéalisme magique », basée elle sur sa période philosophique et la théorie de l'Individu Absolu. Certains des membres du MORDOR de cette époque ont également contribué à d'autres parties de cette pièce et participèrent à une expédition au Mont-Rose, la montagne pouvant être bien autre chose que le lieu profane de prouesses sportives, comme l'atteste le fait qu'elle est souvent vue dans différentes traditions comme un axe polaire et le séjour des dieux. Il était prévu ensuite avec le Collectif EA de réaliser un projet similaire consacré cette fois à René Guénon, mais l'éloignement géographique entre six groupes venant de trois pays différents (France, Allemagne, Suisse) rendait difficile une synergie efficace.

A partir de là, les réalisations de MORDOR se sont raréfiées. Dam et moi-même, le noyau dur du groupe, complété de temps à autre par des amis de divers horizons musicaux allant du Black/Death metal au Punk Hardcore, en passant par le Rock gothique et la musique industrielle/expérimentale, n'avons cependant jamais cessé de composer et d'enregistrer quelques morceaux, dont certains inspirés par le paganisme nordique par exemple, ce qui n'est certes pas nouveau comme thème, mais dans une optique peut-être différente, ou de faire quelques rares concerts, celui des Pays-Bas en 2008 ayant eu pour suite le split avec Bunkur, sorti finalement en 2017.

Pendant ce temps, j'ai aussi souvent voyagé afin de rencontrer quelques représentants de peuples autochtones menacés par l'invasion moderniste et mondialiste, mais encore porteurs d'une vision du monde animiste et pour certains, du chamanisme, pour des recherches historiques et faire la connaissance de quelques personnes particulières, dont un ancien collaborateur de Guénon.

La conscience aiguë d'être des êtres mortels et le fait que nous n'emporterons rien dans notre tombe, même une « gloire impérissable », nous fait évidemment privilégier dans la mesure du possible le cheminement spirituel, car en définitive, que restera-il de notre civilisation moderne, sinon des ruines et des déchets ?


Durgâ chevauchant le tigre


H. : Tu m'as dit récemment que l'interview que nous avions réalisée en 1995 E.V., si elle reflète bien la nature et l'état d'esprit de MORDOR à cette époque, ne correspond plus tout à fait à ce que vous êtes aujourd'hui. Qu'est-ce qui a donc changé depuis ? Tes conceptions spirituelles et métaphysiques, tes références philosophiques et culturelles ont-elles donc tant évolué ? En quel sens ? Y a-t-il donc des choses que tu disais alors mais dans lesquelles tu ne te reconnais plus maintenant ?


S. : Il est évident que si nous avions à répondre à cette interview maintenant, certaines réponses seraient différentes et exprimeraient des vues que nous n'avions pas encore à l'époque. Notre vision du monde était profondément marquée par ce que l'on nomme diversement la Tradition primordiale, traditionalisme intégral, Sophia perennis, Philosophia perennis ou encore pour les universitaires « pensée traditionnelle », d'origine supra-humaine et anhistorique, et pour qui les différentes formes traditionnelles ésotériques et exotériques sont des adaptions au temps et au lieu ainsi qu'aux divers peuples constituant l'humanité. Cette doctrine métaphysique fournit une grille d'intellection remarquable pouvant s'appliquer à de nombreux domaines tels que l'art, le symbolisme, l'organisation sociale, le rapport de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel etc.

Ce qui nous intéressait prioritairement était la libération (sanskrit moksha) des conditions limitatives de l'état humain, comme l'ignorance fondamentale, ou magie (māyā), illusion (moha), dissimulant la vraie nature de la réalité et empêchant ainsi la reconnaissance de l'identité entre le Soi (ātman) et la réalité suprême (brahman), et la soumission au cycle des renaissances. Nous avions et avons toujours une grande nostalgie des origines – pour reprendre un titre célèbre de Mircea Eliade – et de l'inconditionné, l'existence même de la mort rendant la plupart des buts que poursuivent ordinairement les hommes vains et inutiles. Tout était dans notre vision subordonné à cette quête, y compris bien sûr la musique.

Maintenant, il faut savoir que même dans une société encore pour quelque temps partiellement traditionnelle comme l'Inde, où les connaissances et les moyens pratiques ont été préservés, seule une poignée d'aspirants parviennent effectivement à cette réalisation spirituelle, une grande majorité essayant d'améliorer leur situation en purifiant le complexe psycho-physique et en créant des éléments plus favorables en vue d'une prochaine incarnation ou changement d'état. Alors dans notre société... un des crimes inexpiables de la modernité est sans doute d'avoir détruit la plupart des formes et voies permettant ce cheminement spirituel au nom de l'idéologie du progrès ou simplement par rapacité, l'une étant l'excuse de l'autre, outre l’avènement déjà ancien d’exotérismes s'estimant les seuls détenteurs de la vérité et des moyens sotériologiques, sans parler de la soif de pouvoir.

Se pose alors la question de trouver en Occident une voie initiatique et opérative digne de ce nom, nombre de traditionalistes à la suite de René Guénon ayant finalement opté pour l’ésotérisme islamique, à savoir le soufisme. Julius Evola, lui, dans « Chevaucher le Tigre », proposait une transposition de la doctrine tantrique de la main gauche pour un type d'homme particulier, « l'homme différencié », à même d'utiliser le poison comme remède et d'avoir accès à une initiation « verticale » directe, sans passer par un guru, plutôt qu' « horizontale », transmise par une lignée ininterrompue. Rappelons que le tantrisme se veut comme étant le cinquième Véda, une voie adaptée aux conditions du Kali Yuga, l'âge des querelles dans lequel nous nous trouvons, mais demandant une qualification rare.

Si notre intérêt pour la doctrine traditionnelle ne s'est pas démenti, il y a cependant des éléments qui peuvent être discutés, en sachant que son postulat fondamental exprimé par « l'unité transcendante des religions », pour reprendre la formule de Frithjof Schuon, n'est ultimement vérifiable que par l’expérimentation directe, et que malgré ledit postulat, l'accent est le plus souvent mis par nombre de traditionalistes sur les trois monothéismes abrahamiques et le vēdānta non-dualiste, avec des incursions sporadiques dans le taoïsme, le bouddhisme et quelques autres traditions. Dans la dialectique de l'Un et du multiple, la prépondérance  – logique vu le but poursuivi – est clairement donnée à l'Un. Ainsi A.K. Coomaraswamy, auteur pourtant remarquable s'il en est, traduit dans certaines de ses études le mot sanskrit dēva « dieu » par « ange ». considérant que les dēva-s sont « les délégations et extensions d'un Dieu unique ». Si c'est cohérent selon son point de vue privilégiant le monothéisme et rejetant tout polythéisme, sa traduction ne permet pas de reconnaître que dēva remonte à l'indo-européen *deyw-ô « dieu céleste diurne », basé sur *dyéw « ciel-diurne ». étymon également des noms Zeus, Jupiter et de la divinité védique Dyaus Pitar « Père Ciel », les *deywōs « dieux » étant des êtres célestes diurnes par opposition à l'homme et aux divinités chthoniennes et/ou nocturnes. Autant dire qu'à cette catégorie d'êtres, le pluriel convient mieux que le singulier, le monothéisme étant finalement la promotion d'un dieu au détriment des autres, et que le christianisme pour rendre dans les différentes langues vernaculaires la Bible a dû fréquemment emprunter aux paganismes leur propre terme pour « dieu », souvent en y ajoutant une majuscule afin d'éviter la confusion et marquer la primauté de sa conception, ainsi l'anglais God. En français, plutôt que de Dieu pour parler de l'Un comme principe suprême, il me semblerait préférable d'utiliser le terme abstrait de déité.



Le chemin vers l’Éveil est une voie abrupte et étroite comme le fil d'un rasoir, et peut passer par des détours tortueux. A part l'ignorance fondamentale dont le rôle est de maintenir les êtres dans l'oubli de leur nature véritable, le poids du vécu, depuis la gestation jusqu'à la mort, les conditionnements socio-culturels – particulièrement représentés à notre époque par l'enseignement scolaire, les médias, l'industrie du divertissement, la publicité et bientôt la réalité virtuelle –, et surtout les résidus et impressions karmiques, venant aussi bien de la transmigration que des lignées ancestrales dont notre corps physique est issu, ont une influence non négligeable dans les difficultés à se souvenir de notre véritable origine, oblitérée par toutes ces surimpositions.

Notre conception métaphysique n'a pas changé, mais pour des raisons personnelles, nous avons dû donner une priorité au multiple plutôt qu'à l'Un, contrairement au traditionalisme intégral, où les mondes pluriels des divinités et des esprits sont souvent négligés, alors qu'ils peuvent pourtant jouer un rôle important à la fois dans la vie ordinaire et le cheminement spirituel, aussi bien d'ailleurs comme aide que comme obstacles. Cela nous a conduit à des expériences dans diverses traditions animistes, polythéistes et chamaniques, termes que nous utilisons uniquement par commodité, car sous ces noms sont regroupées des pratiques et des conceptions bien différentes selon les peuples, avant de nous fixer dans une tradition précise.

René Guénon dans « Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps », ouvrage important pour comprendre le processus de dissolution à l’œuvre à notre époque, avait un avis mitigé à propos de l'animisme et surtout du chamanisme, se basant sur le point de vue métaphysique et sans doute sur ce qu'en rapportait les ethnologues, et non sur une expérience directe ; s'il reconnaissait une similarité entre certains rites chamaniques et la tradition védique, ce que A.K. Coomaraswamy avait également noté, il soupçonnait, vu l'importance donnée à certaines pratiques comme la divination, une déviation. Certains épigones de Guénon ont voulu d'ailleurs faire du chamanisme à travers les Scythes un des éléments constitutifs de la contre-initiation, avis que nous ne partageons pas. Le chamanisme n'est pas une religion du salut, mais vise à rétablir un équilibre sans cesse menacé par des dysfonctionnements : par exemple les morts qui cherchent à rester avec les vivants plutôt que de gagner le monde qui les attend ont une influence délétère, se nourrissant de notre énergie vitale ; de même les esprits de la nature dont nous détruisons les lieux sans égards et sans compensation sont pour le moins courroucés par notre attitude irresponsable ; nos ancêtres peuvent avoir une action positive ou négative sur nos vies ; les causes des maladies peuvent être surprenantes pour un esprit cartésien etc. Tous ces facteurs ont une influence réelle due à l’interaction étroite entre le monde des esprits et celui humain, même si l'on n'y croit pas, le nie ou l'on ne perçoit pas son existence, et cela permet d'établir le gouffre qu'il y a non seulement entre le chamanisme et la pensée moderne, mais aussi avec les religions abrahamiques et le bouddhisme, qui persécuta en Mongolie et au Tibet les chamanismes autochtones, tout en finissant par assimiler certains de leurs éléments et à son tour les influencer.



Il serait trop long et fastidieux de citer toutes les références culturelles, personnes et auteurs ayant contribué à forger notre vision actuelle du monde ; je me contenterai d'évoquer succinctement un écrivain marginal et méconnu, au parcours atypique, qui résonne sur certains points avec le nôtre, bien que nous ne partageons pas tous ces points de vue. Il s'agit de Bernard Dubant (1945?-2006), traducteur et auteur sous son nom ou divers pseudonymes de plusieurs ouvrages consacrés à Carlos Castaneda – il a d'ailleurs bien souligné que la valeur la plus importante chez Castaneda n'est pas la véracité de ses récits mais leurs enseignements –, aux Amérindiens du Nord et du Sud, au Sanātana dharma « ordre cosmique, loi, norme pérenne », vrai nom de l'hindouisme mais difficilement traduisible en français, ainsi que de divers traductions et commentaires comme celle d'un texte de Nāgārjuna, fondateur de l'école bouddhique madhyamaka, du Pratyabhijnāhridayam, un court Tantra etc. Son évolution est plus qu'intéressante : issu des milieux catholiques traditionalistes mais séduit par l’œuvre de René Guénon, ayant collaboré à des revues comme Narthex et l'Âge d'Or, il finira par défendre ce qu'il appelle les « religions naturelles » et rejoindre le Sanātana dharma. Sa prose dense, ardue et féroce, voire sarcastique dans sa critique de la modernité et des monothéismes abrahamiques, son érudition certaine, peuvent être difficile à suivre, mais il y a un souffle particulier qui ressort de ses ouvrages. Sans nul doute, il était un « pneumatikos ».



A l'heure actuelle, la Weltanschauung « conception du monde » mordorienne inclut notamment les points de vue suivants, que je vais tenter de résumer :


        panenthéisme : ce que l'on nomme Absolu, Principe suprême, Non-manifesté, Réalité ultime indifférenciée ou dans l'hindouisme brahman, est le substrat à la fois immanent et transcendant qui fait que le cosmos existe. Il ne s'agit pas d'un panthéisme, l'ensemble de la manifestation universelle n'étant certes pas distinct du Principe, mais celui-ci dans son infinité est aussi distinct du monde. En définitive, on ne peut rien en dire sinon qu'il est sans dualité, la dualité commençant avec la manifestation, comme l'espace et le temps, sans attributs (nirguna-brahman) et au-delà des concepts du mental. La libération est le retour à notre nature originelle : « Tu es Cela, tat tvam asi ». Le point de vue ontologique s'arrête à l’Être, celui métaphysique remonte au Non-Être, qui inclut les possibilités autres que l'existence, mais l’Être étant corrélatif du Non-Être, comme la lumière l'est des ténèbres, l'Un du multiple, toute affirmation est inadéquate pour délimiter ce qui est illimité. Seule une approche apophatique (neti neti, pas ceci, pas ceci !) reposant sur la négation peut aider dans un premier temps à saisir ce que l'Absolu n'est pas ; mais au final, la négation étant encore une affirmation, il n'y a plus d'opinions et le silence est d'or...


        polythéisme « dur » : les dieux, déesses et ancêtres divins primordiaux, quoiqu'émanés comme l'ensemble de la manifestation du Principe suprême (émanatisme), sont des êtres réels et distincts, avec leur volonté propre, et non seulement des archétypes, égrégores, abstractions philosophiques, concepts, personnifications de forces naturelles ou de la psyché humaine, symboles, et encore moins des produits de l’imaginaire. Chaque panthéon, bien que pouvant avoir une interaction avec les autres, existe indépendamment, mais on peut déceler des fonctions archétypales, dieu ou déesse solaire par exemple.


        hénothéisme : s'il y a une pluralité de dieux et déesses, un adorateur ou une école peut choisir de se concentrer plus particulièrement sur une divinité, qui devient celle suprême, la plus grande, éventuellement seule digne d'un culte et/ou d'un effort ascétique, mais sans pour autant nier l'existence des autres. Cette conception se retrouve dans l’Égypte ancienne, le mazdéisme iranien et en Inde, avec la notion d'ishta-devatā, « divinité d'élection », les sectes (ce terme n'étant pas péjoratif pour nous) shaiva et shākta mettant l'accent sur Shiva ou la Déesse etc. L'inverse est possible également, une divinité pouvant choisir directement un individu pour la servir.


        animisme : le monde corporel et la matière procèdent de l'ordre subtil ; tous les êtres, y compris les animaux et les plantes, lieux, objets, phénomènes naturels etc. sont « animés » ; le monde des esprits et celui des hommes sont étroitement imbriqués, et la nature n'est pas une ressource dont on peut puiser pour sa subsistance sans contrepartie et qu'il s'agit simplement de préserver ou un lieu de loisirs ; elle est aussi le séjour d'esprits, certains avec lesquels il est possible de passer des alliances, comme l'on fait divers peuples, d'autres dont il vaut mieux se préserver.



Midvinterblot, par Carl Larsson (1915 e.v.)






H. :  Quel est ton point de vue sur les multiples approches contemporaines du néopaganisme germano-nordique ? Te sens-tu plus ou moins proche de l'un ou de l'autre des divers  courants et structures qui se réclament aujourd'hui de l'Asatru, du Wotanisme/Odinisme, voire de la magie runique etc ?

S. : Il y aurait de quoi écrire un livre sur les différentes tendances présentes dans le paganisme germanique moderne, qui n'est certes pas une religion unifiée avec une autorité centrale. Contrairement à ce que pensent certains universitaires ne prenant en compte que les éléments allant dans leur sens, il est bien loin d'être constitué exclusivement de gens situés à droite ou à l'extrême-droite, terme qu'il est déjà difficile de définir précisément. Ainsi des mouvements comme l'Ásatrú islandaise et le Troth américain sont plutôt adeptes d'idées sociétales progressistes.



Je ne vais évoquer que quelques-unes des lignes de fracture importantes divisant ses principaux courants ; une des plus évidentes est l'opposition entre les groupes « universalistes/inclusifs » et ceux « folkish », que je traduirai par « ethnique », car si ce terme est linguistiquement proche de l'allemand völkisch rendu en français par « racialiste » pour le différencier de « raciste », il s'agit de mouvements historiquement et idéologiquement bien différents. Le critère de l'origine ethnique/ancestrale pour pratiquer une religion n'implique pas à priori des vues suprémacistes et existe dans d'autres traditions, notamment autochtones. C'est ainsi que les Lakota les plus traditionalistes refusent légitimement que les Blancs puissent se réclamer de leur religion et même pour certains, à prendre part à leurs rites, ce qui est à respecter ; après avoir été spoliés de leur terres, de leur langue et de leur mode de vie, il est normal qu'ils cherchent à préserver leur spiritualité de toute appropriation culturelle et de toute influence New Age.

Remarquons aussi que le terme « universaliste » ou « inclusif » est à relativiser, car nombre des tenants de cette conception refusent de pratiquer ou d'être en contact avec des coreligionnaires ne partageant pas leur point de vue, et cherchent à exclure les mouvements non conformes à leurs idéaux. Ce qui dans un sens répète l'histoire du christianisme, catholique venant d'un mot grec signifiant « universel », mais qui n'en finit pas moins par se scinder en différentes communautés souvent antagonistes, comme d'ailleurs dans l'islam et le bouddhisme, autres traditions à prétention universelle. S'il apparaît justifiable de favoriser ses ancêtres dans le choix d'une tradition, il n'en reste pas moins qu'il peut arriver que les dieux ou les esprits choisissent quelqu'un d'une origine bien différente et qu'il existe dans des religions ethniques la possibilité d'une adoption ; ce fut par exemple le cas pour plusieurs coureurs des bois – aventuriers impliqués dans la traite des fourrures avec les Amérindiens.



Ce qui nous amène à la notion importante de « tribalisme » : dans notre monde en décomposition axé sur l'individualisme en vue de maximiser les profits, où il n'a plus guère d'intermédiaires entre l’État et l'individu, atome isolé, sinon des entreprises et des groupes de pression, je pense qu'une des clés de la survie peut consister en de petites tribus ayant des valeurs et une identité communes, éventuellement regroupées en une fédération pour éviter d'être en position de faiblesse face à des adversaires ou des ennemis plus puissants, comme ce fut le cas dans la Guerre des Gaules, César ayant bénéficié des dissensions entre les diverses tribus gauloises. L'organisation tribale, « organique », a aussi l'avantage de ne pas être une des nombreuses utopies tournant trop souvent en dystopie, mais d'être certainement aussi vieille que l'humanité. Dans le monde indo-européen, on trouve dans l'ancien Iran quatre cercles d'appartenance sociale définis comme : 1) famille, « maison » 2) clan 3) tribu 4) « pays » ou peuple, nation, sans que cela n'implique forcement un état-nation centralisé, une organisation qui n'est pas si éloignée de celle ayant existé chez des peuples amérindiens.

Différents groupes dans le paganisme germanique moderne, dont ceux se réclamant du théodisme (Theodism, vieil anglais Þéodisc Geléafa « la foi de la tribu »), ne cherchent ainsi pas à créer de toutes pièces des nouvelles tribus, mais plutôt à faire revivre non seulement la religion, mais aussi la vision du monde, la culture, l'éthique, les coutumes et la structure sociale des tribus germaniques antiques, qu'elles soient anglo-saxonnes, alémaniques, frisonnes, scandinaves... Le meilleur moyen de pratiquer une religion germanique selon eux étant dans une société tribale, ce qui peut permettre aussi la restauration d'une royauté sacrée très différente de la monarchie absolue, le roi étant le garant de la « chance » de la tribu et un intermédiaire entre les dieux et les membres de la communauté.



Il va sans dire que pour un type d'homme « différencié », rien de tout cela n'est nécessaire ; l'ascèse solitaire loin des débats agitant le monde du paganisme germanique et du coté « humain, trop humain » restant sans doute préférable.



Autre clivage important, l’opposition entre « reconstructionnistes », partisans d'une pratique historiquement fondée déduite de l'étude scientifique de toutes les sources disponibles, incluant la littérature ancienne, l'archéologie, l'art, le folklore, les langues germaniques anciennes..., les « païens éclectiques », inspirés plutôt par la Wicca et la magie cérémonielle, et les praticiens se basant eux sur une « gnose personnelle invérifiée » (en anglais « unverified personal gnosis », acronyme UPG), dont la source peut être des intuitions, rêves, la clairvoyance – on sait qu'il existe en vieux norrois un terme pour désigner les individus doués de « seconde vue » – ou des messages émanant directement des divinités. Chacun de ces points de vue a ses limites : les sources littéraires sont fréquemment impures et postérieures à la conversion, les travaux des universitaires montrent souvent peu de sympathie pour le paganisme et sont imprégnés par une vision matérialiste, athée, voire chrétienne, alors que les révélations personnelles peuvent être le fait de l’ego, de fantaisies, de délires ou d'entités se faisant passer pour ce qu'elles ne sont pas. Notre position est celle d'un paganisme nordique « dérivé du  reconstructionnisme » : l'étude des sources scandinaves comme l'Edda poétique, l'Edda en prose, les sagas, les inscriptions runiques etc. ainsi que du vieux norrois est importante, mais la relation directe avec les divinités, les ancêtres et les esprits est primordiale, car c'est elle qui fait qu'il ne s'agit pas simplement d'une reconstruction humaine. Il est cependant important de vérifier la valeur des informations obtenues, soit par corroboration avec les sources disponibles, d'autres gnoses personnelles ou avec des personnes qualifiées à même de confirmer ou non leur validité, et par leur efficience. Ainsi il sera peut-être possible de passer d'une tradition reconstruite à une véritable Tradition, de réveiller ce qui est grand et pérenne au-delà des vicissitudes de l'histoire, et non simplement des formes périmées.



Enfin dernier élément dont je vais traiter ici, le problème des divinités « acceptables », le panthéon nordique étant considéré habituellement  – certains auteurs contestant ceci –  comme constitué de deux clans divins : les Æsir (Óðinn, Týr, Þórr...), que l'on peut tenter de classer dans les première et seconde fonctions duméziliennes, et les Vanir (Freyr, Freyja, Njörðr...), qui appartiendraient à la troisième fonction. Certains pratiquants peuvent privilégier un de ces clans ou vénérer les deux, mais d'autres moins nombreux choisissent – ou sont choisis, ce qui peut être plus une lourde responsabilité qu'un titre de gloire –  de célébrer non seulement la géante Skaði, qui rejoignit les Æsir et est donc encore « acceptable », mais d'autres jötnar (géants) et ceux qu'Abby Helasdottir, fondatrice du projet dark ambient Gydja, nomma d'après un mot vieux norrois les rökkr (crépuscule, ombre, ténèbres) comme Loki, Surtr, Fenrir, Hel... Inutile de préciser qu'il s'agit là d'une cause de sérieuse dissension à l'intérieur de l'actuel paganisme germanique.



Notre cheminement dans cette tradition reconstruite, avec l'aide d'autres personnes et accompagnés d'amis, est particulier et a commencé par l'étude de sources historiques et la pratique soutenue de blót (rite sacrificiel pouvant à notre époque utiliser des substituts) et de drykkjur (rite communiel de libation)/sumbl « banquet », en se basant au départ également sur notre expérience passée de magie cérémonielle, sur les livres d'Edred Thorsson (alias Stephen E. Flowers), de Nigel Pennick, et divers écrits de groupes contemporains. Très vite cependant, suite notamment à la venue d'ancêtres et à leurs demandes, il apparut nécessaire de faire appel à l'étude comparée des religions indo-européennes, en sachant que nous disposons, sans parler du bouddhisme, cas particulier, d'au moins trois traditions toujours vivantes issues de la branche indo-iranienne, même si chacune a suivi un développement propre : l'hindouisme bien connu, résultat probable d'une synthèse entre la religion védique et divers substrats, le zoroastrisme ou mazdéisme, quasiment un monothéisme pour certains mais plus justement un hénothéisme, et les Kalash, montagnards vivant dans le Nord-Pakistan, mais dont la religion polythéiste et chamanique est tristement en voie de disparition due à la pression de l'islam, aux missionnaires chrétiens et aux conversions souvent forcées. C'est ainsi que le feu dont on connaît l'importance chez les Indo-Européens et les Turco-Mongols jouait un rôle primordial dans nos blót et sumbl, qui ne s'axaient pas uniquement sur les deux clans divins précédemment décrits et les jötnar, mais aussi sur les ancêtres et les landvættir « génies du terroir », car se pratiquant dans la nature, le but ultime visé n'étant pas seulement la vénération de ces différents êtres et des bénéfices immédiats, mais aussi la régénération du cosmos, le sacrifice de soi-même et une « déification ». Un rite peut se faire et se comprendre à différents niveaux ; un observateur extérieur ne pouvant que difficilement appréhender la réalité intérieure vécue par les participants.

L'intervention directe d'une divinité, des contacts avec des seiðkonur (« femmes pratiquant le seiðr », rite nordique magique ou chamanique, selon la définition que l'on donne au terme chamanisme), et les livres de Raven Kaldera, explicitant certaines de mes expériences, allait cependant encore donner une autre tournure à mon cheminement, tout cela expliquant le fait que je n'ai guère pu consacrer de temps à MORDOR depuis le nouveau millénaire.



Pour conclure sur une considération générale, du point de vue du traditionalisme intégral le néo-paganisme germanique serait certainement envisagé comme faisant partie du néo-spiritualisme ou de la seconde religiosité – notion empruntée à Oswald Spengler – caractéristique des cultures en déclin, se manifestant par le pullulement de formes pseudo-religieuses et parodiques. Cependant le contact direct avec les divinités et ancêtres, et non avec les « résidus psychiques » des religions germaniques antérieures, peut permettre un renouveau effectif bien qu'encore incomplet de cette tradition. Ainsi une divinité peut décider de transmettre une vraie initiation – dont René Guénon avait montré l'importance – d'abord virtuelle, puis éventuellement effective à un individu et permettre ainsi de recréer une chaîne initiatique, en dépit de la rupture temporelle. Naturellement, il n'est possible de vérifier cette assertion qu'en l'expérimentant, pour autant que cela soit possible, car nous sommes là dans le domaine de l'ésotérisme.



Skadi chassant dans les montagnes
D'après H.L.M. (1901 e.v.)








MORDOR / BUNKUR
Split EP 2017 e.v.


H. :  A en croire les notes lisibles dans le livret de votre split CD avec BUNKUR, le morceau de MORDOR a été enregistré et mixé entre 2011 E.V. et 2012 E.V. Pourquoi a-t-il donc fallu attendre l'automne 2017 E.V. pour que ce split voie enfin le jour ?

S. : Manuel Tinnemans de BUNKUR est également un dessinateur de talent et dans l'idée de proposer une œuvre d'art total (
Gesamtkunstwerk), il s'est chargé de réaliser le tableau utilisé pour la fourre du split, qui devait être en relation plus spécialement avec notre morceau « In League with Wotan ». Mais ce fut un travail de longue haleine : une fois le concept fixé, les lignes directrices établies et les symboles à utiliser définis, il lui fallait concrétiser dans la matière ces idées et avoir l'inspiration appropriée, ce qui prit des années, d'autant plus que c'était la première fois qu'il utilisait la technique de la peinture à l'huile et qu'il a dû se livrer à plusieurs essais. Mais le résultat final nous semble vraiment de qualité et valait la peine d'attendre.

Enfin – petite anecdote –, alors que la personne qui devait s'occuper du livret était sur le point de le finaliser, elle a décidé subitement de cesser tout travail en relation avec la scène underground. Manuel a donc été contraint de trouver un nouveau graphiste pour recommencer le travail, tout cela expliquant les cinq ans qui sépare l'achèvement de notre morceau de la sortie effective du split. Si l'on rajoute les quatre ans nécessaires à la composition, l'enregistrement, au mixage et au mastering de « In League with Wotan », on comprend qu'il a fallu un effort soutenu pour que ce disque voie enfin le jour. Neuf ans pour rendre compte des neuf nuits de l'autosacrifice d'Óðinn... Le temps des hommes n'est pas celui des dieux.








H. :  "In League with Wotan" se base sur une reprise -très personnalisée- du fameux morceau "In League with Satan" de VENOM. On savait déjà que LAIBACH, GODFLESH, DARKTHRONE, BATHORY et autre CELTIC FROST comptaient parmi tes références musicales majeures. Faut-il donc y ajouter aussi VENOM ? Ce groupe culte est parfois controversé quant à ses orientations musicales, et le sérieux de sa démarche est même contesté par certains...

S. : Effectivement, les groupes cités, à lesquels il faudrait encore ajouter notamment les SWANS et bien d'autres, font partie de ceux importants qui ont contribué à façonner notre style inusité.
Le cas de VENOM est plus particulier, dans le sens qu'à un moment donné, avant la découverte de HELLHAMMER/CELTIC FROST et BATHORY, ce groupe a joué un rôle considérable dans le fait que parmi les différentes formes artistiques nous intéressant – d'autres étant les arts graphiques et la poésie de mon coté, le cinéma pour Dam –,  nous avons choisi la musique comme médium approprié ; mais pour comprendre cela, il est nécessaire de resituer le contexte de l'époque et notre parcours musical, sans pour autant pouvoir assurer une chronologie rigoureuse.

L'absurdité patente de notre société et des buts qu'elle propose, son hypocrisie et sa prétention, la certitude très tôt établie que la réalité ne se limite pas à ce qui est établi comme tel à notre époque, la part sombre de l'univers et des hommes, l'existence de la mort, la violence de la vie, tout cela me faisait rechercher un type de musique capable d'exprimer ces thèmes non seulement par les paroles, mais aussi par le son lui-même. IRON MAIDEN, BLACK SABBATH (époque Ozzy Osbourne) et MOTÖRHEAD répondaient partiellement à cette attente, mais l'idéal aurait été un croisement des trois en plus extrême. La découverte de VENOM – probablement en 1982 ou 1983 – a donc été un choc ; il faut se rappeler qu'en ce temps-là bien des chroniqueurs et des aficionados de la scène Metal estimaient que ce n'était pas de la musique, mais du bruit !
Cependant, ces critiques loin d'être négatives, avaient au contraire retenu mon attention : enfin une musique qui correspondait directement à des thèmes sombres basés sur l'occulte et le satanisme. La voix caverneuse de Cronos, le son rugueux de sa basse, les soli de Mantas, la rapidité ou la lourdeur des tempi ainsi que quelques passages plus « expérimentaux » et atmosphériques, sont quelques-uns des éléments qui m'avaient impressionné et conforté dans l'idée qu'il était possible par l'intermédiaire de la musique d'exprimer les sujets m'intéressant sans être un instrumentiste virtuose, à l'image du Punk. Même si leur satanisme était sans doute plus une provocation destinée à choquer l’establishment bien-pensant qu'une réelle conviction et une pratique – il suffit d'écouter « Aaaaaargghh » pour noter un certain sens de l'humour et une volonté de distanciation par rapport à leur imagerie infernale – , on doit aussi à VENOM la paternité de l'étiquette « Black Metal », à défaut de la musique que l'on catalogue maintenant sous ce terme. Pour moi, ils font partie indéniablement de ce que j'appelle la première vague du Black Metal, même si aujourd'hui plusieurs personnes sont dubitatives par rapport au fait de les considérer comme membres à part entière de ce sous-genre du metal extrême. Il faut préciser que des groupes comme BATHORY, HELLHAMMER et ONSLAUGHT du temps de « Power from Hell » s'estimaient eux plutôt appartenir au Death Metal d'alors, si ma mémoire est bonne.
La rencontre avec Dam, grand amateur lui aussi de VENOM, allait être décisive, car il était très difficile de trouver en Suisse romande des personnes intéressées par jouer ce type de musique et ayant l'état d'esprit adéquat; elle mena à la fondation en 1987 de notre premier groupe ARÖG, sorte de proto-MORDOR, mais influencé également musicalement par la scène Noise/Grindcore (FEAR OF GOD (CH), SORE THROAT, NAPALM DEATH et CARCASS du début) – scène qui allait aussi inspirer avec celle industrielle et Whitehouse notre projet radical G.O.R.A. né en 1988 – et l'album « LP » de HEAD OF DAVID. Toutefois, avec des groupes comme HELLHAMMER/CELTIC FROST, BATHORY et partiellement VOÏVOD, un nouveau pallier avait été franchi dans la musique extrême, et ils avaient pour nous depuis longtemps relégué VENOM à un rôle de précurseur respectable plutôt que d'influence significative, à l'exception peut-être du maxi 45 tours « Warhead », dont notamment « In Nomine Satanas », de « The Seven Gates of Hell », et surtout du long morceau éponyme de 20 minutes de l'album « At War with Satan », qui nous avait marqués par son coté épique, que l'on allait retrouver dans plusieurs de nos futures productions avec MORDOR. Lorsque Manuel Tinnemans nous a convaincus de participer à un split avec BUNKUR basé sur des reprises détournées de groupes Metal connus, la nécessité d'une récapitulation personnelle et historique nous a fait choisir « In League with Satan », sorti originellement sur un 45 tours en 1981, dont nous appréciions le tempo et le rythme « tribal » de base, considérés comme « pachydermiques » à l'époque, et susceptible de pouvoir être réarrangé dans une optique mordorienne.






H. :  En fait, cette "reprise" n'en est pas véritablement une, puisqu'elle a abouti à un morceau très différent de son modèle originel. Peux-tu donc nous dire quelques mots du concept particulier qui sous-tend cette création ?


S. : Ce morceau fondé sur une structure complexe, n'en déplaise à certains chroniqueurs, constitue une tentative de « musique ésotérique », différents niveaux de lecture étant possibles. Comme expliqué précédemment, une fois décidé de porter notre attention sur VENOM, un des titres qui semblait le mieux à même d'être utilisé était « In League with Satan ». Si la thématique d'origine se voulait avant tout sataniste, à prendre certainement au second degré, notre perspective très différente nous amena tout naturellement à procéder à une sorte de détournement artistique typique de LAIBACH, en nous focalisant sur le paganisme nord-germanique, le morceau tout entier étant une ode à Óðinn. Celui-ci est une divinité complexe, dont il est difficile de résumer les fonctions : dieu de la poésie, de morts choisis tombés au combat, de la souveraineté, de la guerre, de la victoire, mais surtout de la sagesse ésotérique, de la fureur, de l'extase, de la magie et des runes. Insatiable de vraie connaissance, il montre par son propre exemple qu'elle se paye fréquemment non point en espèces sonnantes et trébuchantes, comme trop souvent dans le commerce du sacré, mais bien par le sang et la sueur, la souffrance et l'endurance.

C'est évidement l'aspect « gnostique » que nous avons choisi de traiter prioritairement, même si les autres ne sont pas négligés ; mis à part les paroles originelles de Venom largement réécrites dans une optique cultuelle afin de correspondre au sujet évoqué, nous avons intercalé à différents endroits des nouvelles parties musicales – mais basées d'une façon ou d'une autre sur des variations du rythme de base d'« In League with Satan » –  incluant des stances en vieux norrois tirées de la fameuse section Rúnatals þáttr Óðins « Dit de la liste des runes d'Óðinn » du poème eddique Hávamál. Il y décrit son autosacrifice « moi-même donné à moi-même », pendu probablement à Yggdrasill, l'Arbre du Monde – axis mundi –, pendant « neuf nuits pleines, navré d'une lance », sans manger ni boire, confronté à la mort, un des traits caractéristique et inévitable de l'initiation.

Cette ascèse cosmique d'une profondeur difficilement imaginable et inhumaine débouchera sur la connaissance des runes, qui ne sont pas seulement des caractères graphiques représentant des phonèmes destinés à la communication humaine, mais surtout des « mystères » ou « secrets », un des sens du vieux norrois rún, dérivé du germanique commun *rūnō, étymologiquement fondé peut-être, selon Edred Thorsson et Patrick Moisson, sur la racine indo-européenne *reu- « rugir, hurler, bruire ». Cette famille sémantique de mots ne se trouve que dans l'aire linguistique celtique et germanique, le finnois runo étant probablement un emprunt au germanique. Le parallèle avec des hymnes du Rig Véda où l'on voit les dieux Indra et Brihaspati pour vaincre l'être malfaisant Valá utiliser comme moyens ráva « hurlement » et viravá « hurlement fracassant », tous deux dérivés de RU- « hurler, crier », affilié lui aussi à la racine i-e *reu-, la désignation d'Óðinn comme hroptr rögna « le crieur des dieux », le fait qu'il reçoit lors de son ascèse de neuf nuits « neuf puissants chants/charmes » (fimbulljóð níu) et recueille les runes en hurlant (æpandi nam) indiquerait qu'elles sont liées à un usage magico-religieux de la parole.

On aura compris que ce n'est pas l'origine historique des runes qui nous intéresse dans ce cas-là, mais celle mythique : elles sont reginkunnar « provenant des dieux ». Si leur utilisation magique, à défaut de la divination, est attestée – malgré des universitaires les considérant exclusivement comme une écriture profane –, ce que nous avons pu en cerner avec d'autres praticiens indique un lien étroit et ancien, « organique », aussi bien avec le macrocosme qu'avec le microcosme ; ce n'est pas pour rien qu'elles aient pu être teintées avec du sang. Nous avons d'ailleurs inclus dans « In League with Wotan » leurs noms reconstruits en germanique commun, en utilisant le fuþark originel à 24 runes plutôt que celui scandinave dit « jeune fuþark » à 16 runes, qui chronologiquement correspond au vieux norrois. En passant, ces noms reconstruits diffèrent quelque peu de ceux que l'on trouve dans nombre d'ouvrages : ainsi la rune de la glace I ne se nomme pas « isa », mais *īsaz (substantif masculin) ou *īsan (neutre).



D'autre part, il y a souvent une interaction étroite entre notre musique et nos expériences personnelles. Sans entrer dans les détails, un premier rituel amena une « vision », terme à comprendre dans son sens religieux et non se limitant au domaine visuel, car concernant le corps dans son intégralité et étant également d'ordre auditif, l’introduction atmosphérique d'alors de notre morceau se faisant entendre. Vision que j'ai tenté de retranscrire de la façon suivante :



« Je tombe, je tombe dans les ténèbres

Et j'entends la mélopée funèbre

De l'atroce solitude des étoiles

Dans l'espace infini et sombre ;

Seul, perdu dans cette vaste toile,

Je sais que je ne suis qu'une ombre,

Mais dans cette terrible contemplation

Se dessine une claire révélation :

La voûte stellaire est signes mystérieux

Qui illuminent les mondes furieux. »



Cette vision dantesque allait en retour influencer elle-même notre pièce, amenant quelques changements dans l'introduction et l'ajout de plusieurs sons empruntés à une agence spatiale. Un second rituel, dédié directement à Óðinn, fut une épreuve conséquente, qui à la mesure humaine grava dans la chair une idée de ce qu'il dut endurer pour recueillir les runes ; d'où aussi l'utilisation de voix extrêmes dans plusieurs des passages tirés du Rúnatals þáttr Óðins, afin de tenter de rendre même imparfaitement quelque chose de cette expérience agonistique et ineffable.



« Vers le pilier du monde je m'avance,

Le cœur avide de connaissance,

Percé en une offrande ultime,

Pendu à la plus haute cime.

Oublieuse des éphémères plaisirs,

Ma chair consentante se déchire,

Et dans mon infinie souffrance,

Apparaît alors une renaissance.

Me toise l’œil de l'aigle flamboyant,

Suprêmement indifférent,

S'ensuit la vision du Très-haut

Sur son trône siégeant, dieu aux corbeaux. »



Pour finir sur une note plus culturelle et exotérique, mais non exotique, notre morceau comporte aussi des allusions au compositeur Richard Wagner et à sa monumentale tétralogie « Der Ring des Nibelungen », sorte de dramaturgie « sacrée » qui prend son inspiration principalement dans la mythologie germanique, mais largement infléchie selon son idiosyncrasie propre. Si sa valeur ne réside certainement pas dans la fidélité aux sources, artistiquement cette œuvre qui lui demanda près de trente ans de travail mérite assurément le détour. C'est ainsi que nous avons ajouté dans l'arrangement d'une des parties un leitmotiv wagnérien, et lorsque nous avons décidé de renommer le morceau de VENOM, vu l'ampleur des changements opérés aussi bien musicalement que thématiquement, nous avons choisi de l'appeler non « In League with Odin » mais « In League with Wotan » pour des raisons évidentes d'assonance, d’allitération et de rime avec le titre initial, mais aussi comme clin d’œil au personnage central de la Tétralogie. Ce n'est donc pas une référence au wotanisme ou wuotanisme de Guido von List, mystique autrichien, qui après une opération de la cataracte au début du vingtième siècle resta aveugle pendant près de 11 mois et eut la révélation d'un système armaniste dit « futharkh » de 18 runes associées aux charmes du Ljóðatal – section suivant le Rúnatal.



Odin
par Rudolf Maison




H. :  Pas facile, pour le public européen, de mettre la main sur un exemplaire physique, CD ou vinyl, de ce split BUNKUR / MORDOR. Si l'on s'adresse directement au label américain qui l'a sorti, Nuclear War Now! Productions, les frais d'expédition vers l'Europe s'avèrent très élevés...  Comment faut-il s'y prendre, et à qui peut-on s'adresser pour commander l'objet à un prix raisonnable ?

S. : En effet, commander un exemplaire physique chez NWN! peut s’avérer coûteux. En Europe, il est possible de le trouver chez Iron Bonehead Productions :   https://shop.ironbonehead.de/en/lps-/19039-bunkur-mordor-nlch-same-split-lp.html ainsi que chez divers distributeurs locaux. Nous en avons également quelques copies en format vinyle noir (une version or limitée étant également sortie) et CD. Pour ceux intéressés, nous contacter sur Facebook en message personnel, en sachant que la Suisse étant un pays au coût de vie élevé, il en est de même pour les frais de port. Manuel Tinnemans dispose lui aussi d'un certain nombre d'exemplaires.






MORDOR
1995-1996 e.v.






H. :  "Csejthe", qui était originellement une démo, est ressorti en 1995 sous forme d'album CD chez le label US Wild Rags Records. Malheureusement, depuis, le gars de Wild Rags est décédé, son label a disparu dans la foulée, le CD est évidemment épuisé depuis belle lurette, et c'est devenu aujourd'hui une rareté revendue à des prix prohibitifs par des spéculateurs et autres profiteurs sans scrupules... Un repressage, par un label actuel, est-il donc  chose envisageable ?


S. : « Csejthe » était sorti en 1992 comme démo en format cassette, qui attira l'attention de feu Richard C., patron de Wild Rags, sans doute un des premiers à croire en notre démarche musicale particulière, à une époque où le mélange de genres extrêmes était loin d'être commun, la seule idée d’y adjoindre des machines (synthétiseurs, échantillonneurs) et une boîte à rythme – emprunt à GODFLESH permettant de pallier aux difficultés de trouver un batteur convenable et d'apporter un coté mécanique et implacable en phase avec celui industriel – suffisant à irriter la plupart des amateurs de metal. Richard C. édita d'abord une cassette en 1994 regroupant partiellement « Odes », notre première réalisation (1990) sous le nom de MORDOR, et « Csejthe », avant de les sortir tour à tour en format CD, le son ayant été retravaillé à chaque fois.
Nous sommes généralement rarement satisfaits de nos productions, de part l'écart que nous constatons entre l'idée première et la concrétisation finale, conscients de nos propres limitations et de celles de nos moyens ; pourtant il existe des adeptes de notre musique à même d'apprécier notre travail en dépit de cela, et nous leur en savons gré. Il n'était pas prévu de ressortir ces premiers enregistrements, mais devant la difficulté à se les procurer à un prix raisonnable et les demandes insistantes de personnes et de labels, nous avons accepté de nous y atteler, tout en sachant qu'il s'agit d'un rude travail, vu la qualité sonore médiocre des enregistrements originaux et l'état de conservation des bandes magnétiques, que le temps n'a pas bonifiées. Le but est évidemment de faire mieux que les CD Wild Rags et nous comptons beaucoup sur le mastering, qui sera effectué par Greg Chandler d'ESOTERIC, pour réaliser pour le label Aesthetic Death une « édition ultime », incluant également des documents iconographiques rares.

A l'heure actuelle, nous consacrons nos efforts à « Odes » ; il a été possible de récupérer les trois morceaux originaux enregistrés sur un magnétophone cassette à deux pistes et celui en bonus « Black Roses from the Dawn of Chaos », notre premier enregistrement multipiste, que nous profitons de mixer à nouveau. C'est seulement lorsque ce travail sera achevé que nous nous occuperons éventuellement de « Csejthe » , ainsi que de nos morceaux inédits. Présentement, il n'est donc pas possible de savoir s'il sera possible de procéder à un nouveau mixage d'après les bandes originales ou si nous devrions nous contenter d'améliorer le CD Wild Rags.







H. :  Comme il parait qu'il ne faut jamais, à contre-courant de ce que professent Cioran et consorts, désespérer de rien, est-il donc permis d'espérer voir venir un jour un tout nouvel album longue durée de MORDOR ?

S. : Pour être honnête, il m'est difficile de répondre à cette question. D'une part la voie spirituelle que je suis est exigeante et, disons-le clairement, ne me permet pas de consacrer beaucoup de mon temps libre à notre projet musical, même si en contre-partie elle nourrit notre inspiration. D'autre part, les contingences matérielles dans notre société deviennent aussi de plus en plus lourdes à supporter pour des gens quelque peu en marge du système.

Sans idéaliser les sociétés traditionnelles, qui avaient également leurs défauts et n'étaient pas particulièrement tendres, il est évident que dans nombre d'entre elles tout était fait d'une manière ou d'une autre pour relier les hommes au divin, alors que dans notre société moderne, au contraire tout s'érige pour les en éloigner. Entre les multiples distractions permises par la technique triomphante et nécessaires pour évacuer les tensions et emplir le vide existentiel, le conditionnellement pavlovien et les idéologies réductrices incapables de répondre aux questions fondamentales de la condition humaine prise dans son intégralité, la lutte de tous contre tous pour la survie qui va en s'amplifiant, il n'y a guère de place pour une pratique spirituelle ou artistique un tant soit peu profonde, et cela demande un réel combat pour quiconque cherche à échapper à cette coercition.

Nous ne sommes également plus très jeunes et avons conscience que cette incarnation humaine peut s’interrompre du jour au lendemain. Comme le disait de belle manière un poète mexica, Netzahualcoyotl :

« Vivons-nous réellement sur cette terre ? Rien n'est pour toujours sur cette terre ; un bref instant seulement. Le jade se brise, l'or se fend, les plumes précieuses se défont. Rien n'est pour toujours sur cette terre. »



C'est pourquoi malgré notre temps disponible limité, et non dans l'idée de laisser une trace mémorable, mais plutôt dans celle d'apporter un témoignage qui puisse – qui sait ?  – inspirer quelques âmes égarées comme nous parmi le commun des mortels, s'il nous en est donné l'opportunité nous comptons comme indiqué précédemment sortir à nouveau nos anciennes réalisations et probablement regrouper nos morceaux méconnus sur un support physique. À ce propos, en recherchant dans nos archives les masters de « Odes », nous sommes tombés sur un enregistrement de concert datant de 1997 jamais rendu public, et que nous partagerons probablement d'une manière ou d'une autre, car il présente une facette musicale de MORDOR différente et des pièces totalement inédites.

Nous aimerions également finaliser « The Way of Death », une compilation thématique commencée vers 2010 dans la lignée de « The Way of Nihilism », sortie en 1993. Plusieurs groupes, dont le projet solo de Manuel Tinnemans, ont déjà enregistré leur contribution, de même que G.O.R.A., notre projet parallèle avec des amis, une session cauchemardesque dont les prémisses remontent sans doute à 1995. Reste encore à MORDOR à graver si possible un nouveau morceau de 15 minutes, « Nástrandar Höll ».

Nous disposons aussi dans nos archives de deux-trois albums complets, composés mais non enregistrés, datant d'il y a si longtemps que la question se posera en son temps de les concrétiser ou non. Ainsi, à moins d'une inspiration aussi soudaine inattendue, il semble peu probable qu'un nouvel album voie le jour dans l'immédiat, si même d'ici là l'appel de l'anachorétisme ne se fait pas trop pressant.

Et puisque tu cites Cioran, je ne peux résister au plaisir de clore cette réponse par cet extrait, en référence à une gravure d'Albrecht Dürer, que j'ai toujours trouvé très éclairant : « Plus je contemple le défilé des siècles, plus je me persuade que l'unique image susceptible d'en révéler le sens est celle des Cavaliers de l'Apocalypse. »

Les quatre Cavaliers de l'Apocalypse
par Albrecht Dürer (1498 e.v.)



H. :  Je sais que les prestations  scéniques ne sont généralement pas ta tasse de thé... Néanmoins, il semble bien qu'il y ait eu des exceptions à la règle, et que de rares privilégiés aient eu la chance d'assister à des apparitions live de MORDOR.
Dans quelles circonstances cela peut-il éventuellement se produire ?
Et quelles conditions un hypothétique organisateur doit-il réunir, s'il souhaite vous faire jouer ?



S. : Comme tu l'as bien compris, tant Dam que moi-même ne sommes guère portés sur les prestations scéniques, les deux autres membres actuels de MORDOR, S3th et Farkas étant plus partagés, bien que théoriquement l’interprétation réelle de la musique par rapport à un enregistrement ou une notation puisse avoir son intérêt. Nous ne nous reconnaissons guère dans les traits de l'Homo festivus, figure emblématique de notre civilisation hyperfestive dédiée au divertissement et arrivée au terme de son histoire – bien que selon le comput hindou et l'interprétation d’Alain Daniélou, il nous resterait encore quelques siècles –, dont les errances sont décrites avec talent sous la plume acérée de Philippe Muray :

« Ce n'est sans doute pas demain qu'Homo festivus prendra conscience de la misère de son époque, et encore moins de la sienne propre, tant il semble enclin à blanchir le présent et à condamner sans appel ceux qui oseraient en repérer la pathétique noirceur. »

La fête de nos jours n'a plus que de lointains rapports avec celles traditionnelles, rencontre des dieux et des hommes à un endroit précis et à une époque déterminée, fêtes d’ailleurs qui selon les sociétés peuvent mêler le sacré au grivois, le burlesque au grave, la solennité à l'obscénité.



En vingt-huit ans d'existence de MORDOR, je pense que nous n'avons donné que cinq ou six concerts, presque tous s'inscrivant dans un espace ou un temps particulier. Il me reste en mémoire plus particulièrement celui de 1995 à Limoges dans des sortes de catacombes, endroit fort approprié pour notre musique, qui allait déclencher l'ire amusante bien que proche du délire d'une partie de la presse française à notre égard, à cause du contenu macabre de l'installation artistique tenue en parallèle. Cette polémique fut d'ailleurs révélatrice du mode de fonctionnement des journalistes et autres plumitifs des médias, dont trop souvent ce n'est pas la recherche de la vérité – pour autant qu'on puisse la connaître –  qui les anime, mais plutôt la volonté d'imposer une vision orientée à leurs lecteurs, que cela soit conscient ou non. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que nous constatons dans les réactions de personnes à notre sujet que leur ignorance n'a d'égale que leur intolérance. Parmi les autres concerts, ceux en Suisse en 1997 lors de Samain et en 2008 dans un ancien cinéma, avec des auditeurs assis –  certainement un bon moyen d'apprécier notre musique mais guère courant dans le metal – , ainsi que celui aux Pays-Bas en 2008 restent mémorables pour des raisons diverses.



Nous avons plusieurs fois tenté d'insérer notre prestation dans un rituel – simple – afin de présenter ensemble les deux faces de MORDOR, celle musicale et celle spirituelle. Car c'est notre point de vue que dans une civilisation véritablement traditionnelle, presque tout a un caractère rituel, le rite étant ce qui est conforme à l'ordre cosmique (sanskrit védique ritá) et donc devrait être « normal » et non exceptionnel comme dans notre société. Mais l'inconnue de l'audience et de sa réceptivité rend problématique cette perspective ; ce fut d'ailleurs principalement dans le milieu dark wave/néofolk/gothique, bien que le public du doom metal extrême et celui des fans de black metal adeptes également d'autres musiques obscures ne soient pas à négliger, que l'accueil fut le plus agréable.

En dehors de cela, même si un organisateur réussit à réunir des conditions correctes pour s'assurer de notre présence et à proposer un cadre intéressant, les limites posées par la législation comme l'interdiction de tout feu pour des raisons de sécurité, la technique trop présente et le temps conséquent demandé pour la préparation de nos morceaux font qu'il est peu probable que nous refassions des concerts pour l'instant.

MORDOR sur scène à Tilburg, Pays-Bas, 2008 e.v.





MORDOR
1992-1994 e.v.


H. :  Apprécies-tu des formations musicales qui oeuvrent plus ou moins dans le registre du Funeral Doom Metal, style auquel MORDOR est de facto assimilé ? Y a-t-il des références que tu recommanderais particulièrement aux amateurs du genre ?



S. : Nous n'avons jamais revendiqué le label « Funeral Doom Metal », malgré qu'il puisse convenir partiellement à notre style, qu'il est possible de décrire comme « une musique funèbre pour une ère funeste », celle de l'Âge de Fer d'Hésiode équivalent au Kali Yuga hindou dans lequel nous nous trouvons selon la doctrine des cycles cosmiques. Au début, lorsqu'on nous demandait de définir notre genre, nous utilisions les termes « Dark Metal » ou « Dark Industrial », parfois « Dark » tout court, qui semblaient appropriés pour décrire notre synthèse de musiques sombres. Malheureusement, par la suite cette étiquette fut employée par des groupes n'ayant pas grand-chose à voir avec le genre que nous pratiquons, et nous avons fini par l'abandonner.

Nous avions aussi adopté un temps la dénomination de « musique tamasique », en référence à la qualité tamas « ténèbres, lourdeur, inertie », une des trois tendances essentielles (guna-s) dans l'univers d'après l'hindouisme, mais qui peut aussi être prise selon Alain Daniélou comme symbole de l' « Immensité supra causale et non manifestée » et représenter la libération de tout ce qui lie et est limité. Cette ambiguïté convenait aussi bien à notre musique qu'à nous-mêmes, mais avait l'inconvénient de nécessiter souvent de longues explications.  

L’appellation « Funeral Doom Metal » peut s'appliquer effectivement à une partie de notre production, notamment au morceau de vingt minutes « Dark Throne of Blasphemous Evil » dédié à l'écrivain fantastique H.P. Lovecraft, réalisé sur « Odes » en novembre 1990, que certains considèrent comme une des premières tentatives en ce sens. Mais ce n'est qu'une facette de MORDOR, influencé également fortement par la scène industrielle et d'autres styles, et à l'heure actuelle nous n'avons pas de terme précis à proposer pour cataloguer notre musique. « Blackened industrial funeral doom » pourrait éventuellement convenir, mais n'a pas le mérite de la concision.



Il est sûr qu'au début des années 90, il existait un désir de pratiquer une musique encore plus lente,  issue du doom habituel (CANDELMASS, SAINT VITUS, THE OBSESSED, COUNT RAVEN...), mais se différenciant par un chant souvent rauque et une ambiance plus glauque. Je peux citer quelques groupes et albums – que tu connais certainement déjà – qui me semblent de qualité, mais qui ne correspondent pas tous forcement au label Funeral Doom Metal : THERGOTHON, WINTER, ESOTERIC, EVOKEN, EARTH, mais aussi l'album culte de DISEMBOWELMENT « Transcendence into the Peripheral ». Le premier album de CATHEDRAL ainsi que celui de PARADISE LOST sont dignes d'intérêt.

Il faut savoir cependant qu'aucun de ces groupes n'a exercé une influence sur notre musique, excepté peut-être SAINT VITUS, et PARADISE LOST pour les voix ; le fait d'user régulièrement d'un tempo « lourd et gourd » provient avant tout des SWANS, du morceau « Triumph of Death » de HELLHAMMER, du « Hammerheart » de BATHORY, de la longue pièce de 32 minutes « Time to Melt » de LARD, et du groupe néerlandais GORE, sans parler des passages lents et hallucinés que l'on peut trouver chez GODFLESH, influence importante, et littérairement par des descriptions de musiques que l'on trouve chez Lovecraft.

Parmi les groupes plus récents, je citerai BUNKUR bien sûr, avec leur drone post-doom torturé qui ne laisse pas indifférent, et l'album « Black One » de SUNN O))), mais faute de temps je ne suis guère ce qui se passe dans la scène actuelle.



William Blake




H. :  Nous voici donc parvenus au terme de cet entretien. Pour conclure, as-tu des projets à annoncer, et/ou des personnes, groupes et structures à saluer, à remercier, à invectiver, à vilipender ... ? Je te laisse carte blanche pour ce mot de la fin.


S. : Il y aurait des vipères à vilipender, des insectes à invectiver, des pourceaux à pourfendre et des fossoyeurs à fourvoyer, mais quelle importance dans la décadence ?

Ce serait d'ailleurs insulter les animaux cités en les comparant aux individus visés. Je préfère remercier ici les gens et structures qui suivent attentivement et supportent notre travail, certains depuis fort longtemps, et dont tu fais incontestablement partie. Merci à travers cette interview fleuve de nous avoir donné l'opportunité à la fois d'une mise à jour par rapport à celles précédentes et d'une récapitulation de notre parcours. Ceux qui auront eu la patience de la lire dans son intégralité auront compris que Mordor mêle intimement musique et spiritualité ; il est possible d'apprécier l'un sans l'autre, mais celui qui voudra avoir une idée complète de notre travail, qui n'est assurément pas sans failles, ne peut faire l'impasse sur les deux faces du groupe. Il y aurait eu encore beaucoup d'éléments à évoquer ou préciser, mais l'espace et le temps manque cruellement pour ce faire, et il importe de ne pas se perdre dans les mots, qui ne sont pas ici la puissance de la parole, mais seulement un signe.



En ce qui concerne nos projets, j'ai déjà eu l'occasion d'en parler et seul le futur nous indiquera si le  Norna dómr « jugement des Nornir » – entités fatidiques du paganisme nordique – nous est favorable et permettra ainsi leur concrétisation. Je n'oublie pas qu'il ne reste d' « Amors », qui devait être le troisième album de Mordor en 1996, que la démo d'un des morceaux.



Et comme réflexion finale, il me vient à l'esprit un passage prophétique de René Guénon, tiré de « La Crise du Monde Moderne » :

« Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd'hui qu'autrefois, parce qu'ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d'autres choses de genre, parce qu'ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ? Il nous semble que c'est tout le contraire : le déséquilibre ne peut être la condition d'un véritable bonheur ; d'ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent, d'être malheureux ; la civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et [...] elle créera toujours plus de besoins qu'elle n'en pourra satisfaire, car, une fois qu'on s'est engagé dans cette voie, il est bien difficile de s'y arrêter, et il n'y a même aucune raison de s'arrêter à un point déterminé. »

Sachant que ce livre date de 1927, donc bien avant l'invention de l'informatique moderne et du téléphone portable, on comprend que ces considérations sont plus que jamais d'actualité, à voir l'involution de notre monde. Celui-ci a fait le choix au cours des siècles d'un mode de vie anthropocentrique, coupé à la fois du divin et de la nature (que les peuples premiers ne séparent d'ailleurs pas), se fiant à la seule raison, à la techno-science devenue une fin en soi et à la croyance en un progrès illimité pour soulager la souffrance inhérente à la condition humaine réduite au plan physique, avec pour prix immédiat à payer un désenchantement du monde, une perte du sacré (notion double dans les traditions indo-européennes) et de sens, et des problèmes nouveaux causés par les moyens mis en œuvre, censés pourtant résoudre des maux anciens.

Tel un cancer, l'humanité actuelle dans sa dynamique expansionniste se répand sans commune mesure avec celles précédentes et exerce par sa démographie croissante une pression de plus en plus grande sur les autres formes de vie et les derniers espaces sauvages, qui se réduisent comme une peau de chagrin, son rêve inavoué étant d'en finir avec la nature. L'abandon des rites visant à raviver l'ordre cosmique toujours menacé par l'entropie générale et à resserrer les liens entre les puissances célestes et telluriques et les hommes, ainsi que de ceux compensatoires destinés à garantir un caractère de réciprocité aux prélèvements nécessaires à la subsistance quotidienne, la disparition des rites de passages inscrivant l'individu dans la société et qui structuraient sa vie en des étapes précises, le manque de psychopompes conduisant à un pullulement de morts « stagnants », car ne gagnant pas les mondes qui leur sont destinés, tout cela ajouté à bien d'autres problèmes ne peut avoir comme conséquence finale que l’avènement de l'abomination de la désolation. Et on ne parlera même pas de la situation des rites initiatiques – à ne pas confondre avec ceux sociaux –, ni de la perte de la connaissance métaphysique et des moyens de libération, qui s'ils ne sont pas totalement oubliés, survivent, sont niés ou parodiés.



Si en 1995 lors de l'interview pour Requiem Gothique, nous avions déjà une vision plutôt pessimiste de l'avenir de notre monde, le cours des événements depuis ne peut que nous faire observer malheureusement que non contente de se suicider lentement, notre société moderne déliquescente incapable de tolérer ce qui est autre, car pouvant amener à douter du bien-fondé de ses paradigmes et se voulant un modèle universel, a pratiquement fini de détruire les cultures traditionnelles considérées comme obscurantistes, non seulement pour leur « bien » comme à l'accoutumée – l'enfer étant pavé de bonnes intentions –, mais surtout pour exploiter leurs ressources et accessoirement les transformer en consommateurs dépendants.

Ainsi, insidieusement notre société se dirige à grands pas vers un techno-totalitarisme inédit, car disposant de moyens inconnus à d'autres époques, qui se chargera d'éliminer d'une façon ou d'une autre les déviants, dissidents et autres hérétiques osant questionner ses présupposés. L'uniformisation nécessaire au « meilleur des mondes » risque de sonner le glas de la diversité des traditions – bien qu’heureusement plusieurs d'entre elles aient des capacités étonnantes d'adaptabilité et de pragmatisme –, cultures et peuples, qui sont autant d'obstacles à l'hégémonie mondiale des marchands et de l'économie.

Ce misérabilisme ambiant mortifère ne peut hélas que renvoyer à l'opacité de la matière, et non à son origine divine ; le monde n'est plus alors vu comme un cosmos organisé par les dieux, certes dans un équilibre précaire, mais témoignant d'une belle œuvre bien qu'imparfaite, mais plutôt, en suivant certaines sectes gnostiques antiques adeptes d'un dualisme mitigé, comme un éon ténébreux provenant d'un accident, d'une erreur ou création d'un démiurge ignorant, imposteur difforme et jaloux se prenant pour le Père-Mère-Fils originel et incommensurable, rejoignant dans un sens le constat implacable du Bouddha : sarvam dukham, sarvam anityam « tout est douleur, tout est impermanent ».

Il importe alors plus que jamais de se souvenir et de réaliser que Sophia, la sagesse salvatrice, demeure cependant présente dans toutes les stases du cosmos.



« C'est de la Puissance que moi, oui moi, j'ai été envoyée,

Et c'est vers ceux qui tournent leur pensée vers moi

Que je suis venue,

Et j'ai été trouvée parmi ceux qui me cherchent.

Regardez à moi, ô vous qui tournez votre pensée vers moi,

Et vous qui écoutez, écoutez-moi.

Vous qui m'attendez, accueillez-moi en vous,

Et ne me chassez pas loin de votre vue.

[...]

Car je suis la première et la dernière.

Je suis l'honorée et la méprisée. »



Extrait de l'hymne gnostique « Le Tonnerre ».



Gustave Doré




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